Entretien avec Jean-Gabriel Périot

 

Le Français Jean-Gabriel Périot signe l’une des pépites de la Quinzaine des Réalisateurs avec son film Retour à Reims [fragments]. Ce documentaire d’archives est une adaptation de l’essai signé Didier Eribon racontant une histoire du monde ouvrier français, des années 50 à aujourd’hui. Narré par Adèle Haenel, le résultat est aussi implacable que galvanisant.

 

A l’origine de votre film, il y a l’ouvrage de Didier Eribon, publié en 2009. Comment est né votre désir de l’adapter ?

J’avais lu Retour à Reims au moment de sa sortie, mais sans penser à l’adapter. Je l’ai relu récemment et c’est là que j’y ai noté différents éléments qui pouvaient m’amener à en faire un film. D’une certaine façon, ce film pourrait parler de ma propre situation sociale et de mes préoccupations personnelles et politiques, mais il le ferait en racontant une histoire sociologique, intime tout comme politique, de la classe ouvrière. L’histoire de la famille de Didier Eribon est partagée par ma propre famille. Faire ce film était une manière de redonner à entendre la voix de ses parents et par là même aux miens, même si cela n’est pas clairement énoncé.

 

Selon quels critères et quelle méthode avez-vous sélectionné les différents extraits audiovisuels qui composent le film ?

Avant même de sélectionner les extraits filmiques ou télévisuels, le premier travail a été le choix du texte, c’est à dire des extraits de l’ouvrage que je souhaitais adapter. Je n’avais pas la place de conserver tout ce qui est abordé et traversé dans le livre, j’ai donc choisi des fragments de façon thématique et chronologique. L’une des principales lignes narratives que je souhaitais conserver était l’histoire de la mère de Didier Eribon. Ce travail de sélection dans un tel livre est à la fois objectif et subjectif. Raconter quelqu’un comme se raconter, c’est forcément personnel mais aussi transmettre du savoir. Un fois le texte remonté pour le film, j’ai commencé la recherche visuelle en me replongeant pas exemple dans le cinéma français ouvriériste (Jean-Luc Godard, le groupe Medvekine…) que je connaissais déjà bien par mes travaux précédents. Il y avait différentes manières de choisir les extraits qui composent le film. Certains illustrent le texte, d’autres au contraire m’ont permis de couper des extraits du texte car ils racontaient la même chose. D’autres encore me permettaient d’ouvrir le texte, que ce soit sur de nouvelles questions ou simplement pour créer des ouvertures plus poétiques.

 

Laquelle de ces deux étapes de sélection vous a demandé le plus de temps ?

Le travail de sélection des textes a été assez rapide même si celui-ci a bougé au fur et à mesure du montage. Notamment parce que parfois je pouvais remplacer un fragment du texte par un extrait d’archives, soit parce qu’on contraire il était difficile ou impossible de trouver des images correspondantes. Certains thèmes ou sujets n’étaient pas très représentés ou pas très visibles dans le paysage audiovisuel français de l’époque. C’est encore pire maintenant. Dans les années 1960 et 1970 par exemple, la télévision se préoccupait encore, et ce même si ce n’était que de temps en temps, des « petites gens » de leur condition de vie, de leurs attentes… Par contre, pendant les années 1980, la présence ouvrière à la télévision mais aussi au cinéma s’est raréfiée et les rares représentations des classes populaires sont devenues caricaturales et dégradantes.

Prenons l’exemple de la femme de ménage : il n’y a tout simplement pas d’images de ce métier-là. Dans ce qu’on pourrait appeler le « cinéma de papa », d’avant-guerre jusqu’aux années 1960, il y a beaucoup de soubrettes, mais ce sont des personnages comiques, vecteurs de quiproquos, issus du théâtre du boulevard. Elles sont souvent là parce qu’elles possèdent un très fort caractère sexuel. La « vraie » femme de ménage reste elle invisible des écrans, et pourtant j’ai bien dû regarder tout l’INA et tout le cinéma de ces décades-là (rires). Chabrol a bien abordé quelque peu la question avec La Cérémonie, mais pour le coup cela ne correspondait plus avec l’époque historique que je souhaitais montrer.

 

Qu’est-ce qui vous a poussé à inclure des images très contemporaines, qui étaient par définition absentes de l’ouvrage d’origine ?

Dès le début, finir par les luttes contemporaines faisait partie de mon désir d’adaptation. Il faut dire qu’en m’appropriant le texte de Didier Eribon, j’ai finalement éliminé le personnage principal : l’auteur lui-même. Dès lors, je ne pouvais pas conserver la fin de son livre, où il revient sur sa propre personne. Inclure ces images des combats politiques récents en conclusion du film me permettait de ré-articuler ce qui s’était passé pour les classes populaires depuis la publication de l’ouvrage, mais c’était aussi une manière pour moi de répondre à cette question : qu’est-ce que moi, je peux répondre à ce texte ? Qu’est-ce que je peux me réapproprier ? Qu’est-ce qui vous a amené à choisir Adèle Haenel pour interpréter la voix off du film ?

En commençant le travail d’adaptation, je me suis beaucoup demandé quel statut donner à la voix off du film. Devait-il s’agir d’une voix anonyme ? Une idée évidente car logique aurait été de choisir une voix qui correspondrait d’une certaine manière à celle de l’auteur. Après tout, c’est ce qui a fait le succès du livre : il est à la fois universel et très intime, à tel point qu’on s’y projette très facilement. Mais j’ai souhaité poursuivre ce travail d’ouverture du texte en allant justement dans la direction opposée, à savoir prendre une voix jeune et féminine. On s’est tout de suite arrêté sur Adèle Haenel car, sans rien savoir du parcours de sa famille, je relie d’emblée sa voix à une voix populaire, à une histoire populaire. Elle possède en effet un phrasé particulier, rocailleux, qui m’évoque quelque chose d’ancré socialement. Par ailleurs, il y a bien sûr tout ce qu’elle porte : sa manière de s’affirmer publiquement en tant que figure engagée d’aujourd’hui, de prendre une position politique.

 

Quelle est la dernière fois où vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

J’ai été profondément touché par un cinéaste qui n’est certes pas un débutant, il s’agit de Pablo Larraín et de son film Ema. J’ai été bluffé mais aussi très touché par son écriture et ses personnages, Et pourtant le film commence mal, la danse est laide, les comédiens jouent comme à côté (rires). Mais au final, j’ai trouvé très intrigante cette écriture retorse, cette manière d’interroger les rapports humains d’une façon très contemporaine. J’ai trouvé ce film très courageux.

 

Gregory Coutaut
Le Polyester
11 juillet 2021
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